Article 2 : Problématique
Arles : Réappropriation tacticienne

Photographie personelle - Arles, décembre 2023 ©Mathilde Leveillé
Après avoir dressé un diagnostic exhaustif du tourisme saisonnier à Arles dans un précédent article, nous avons conclu que le moment était venu de redonner la place aux habitants d'une ville envahie par le tourisme saisonnier. Dès lors, se pose la question suivante : "Les habitants d'Arles peuvent-ils, grâce à des tactiques adaptées, se réapproprier l'espace-temps dominé par les stratégies de l'industrie touristique ?"1 Dans un contexte où le tourisme a un impact significatif sur la ville d'Arles, de nombreuses questions émergent quant à la manière dont les habitants peuvent reprendre le contrôle de leur environnement quotidien face à l'empiétement de la stratégie touristique. Au fil de cet article, nous commencerons par examiner les différentes formes d'exclusion qui se manifestent dans la ville d'Arles puis nous explorerons la théorie développée par Michel de Certeau dans son ouvrage intitulé L'invention du quotidien. Enfin, nous mettrons en lumière les tactiques ponctuelles mises en œuvre par les habitants pour réinvestir l'espace-temps qui leur est propre.
I. Exclusion des habitants due au tourisme
Dans la nouvelle intitulée "Tout sauf l'art," qui fait partie de l'ouvrage du collectif d'Othon À Arles2, on découvre de nombreux aspects qui abordent, interrogent et mettent en évidence l'exclusion des habitants de la ville d'Arles due au tourisme. Entre saisonnalité, gentrification, et dépossession nous allons pouvoir comprendre en quoi les habitants de la ville d’Arles utilisent ou pourraient avoir recours à des tactiques face à cette exclusion.
A. Le temps des saisons
1. saisonnalité
La saisonnalité à un impact fort sur l’exclusion des habitants dans leur ville, que ça soit un étouffement dû aux tourisme en pleine saison estivale ou le manque de projets significatifs en hiver.
“Le nouveau maire l’a dit : la ville doit vivre douze mois sur douze. S’il pose comme un objectif c'est qu’on est loin du compte. Écueil d’une ville vouée aux touristes : elle tombe en neurasthénie l’hiver.” “Ici chacun le confirme, l’année est divisée en deux : vie d’avril à octobre - entre les deux férias -, mort le reste du temps (...)” extraits tirés de l’ouvrage A Arles du collectif Othon
“ En été, Arles est submergée et étouffée par les touristes, en hiver elle s’endort, comme toutes les villes du Sud. Je pense que cela ne changera jamais, elle est tributaire des saisons et c’est tant mieux.” me confie une habitante que j’ai pu interroger3
Il est clair que la saisonnalité a un impact significatif sur l'exclusion des habitants dans leur propre ville. Bien que cette situation puisse poser des défis, elle est aussi considérée comme une caractéristique inhérente à la région. En fin de compte, l'équilibre entre le dynamisme touristique et la qualité de vie des résidents reste un défi constant pour la ville d'Arles.
2. initiatives locales
Le festival Arts At Home est un festival se tenant en pleine saison hivernale (février). Ce festival conduit les visiteurs à travers des maisons et des appartements d’Arlésiens afin découvrir une variété d'expressions artistiques : musique, peinture, danse. Ce festival promeut la diversité culturelle et rapproche le public des artistes en les invitant à se produire au cœur des habitations arlésiennes. Chaque édition est caractérisée par une programmation variée, ouverte à tous, avec un souci de durabilité pour satisfaire son public. Le public est guidé à travers la ville, découvrant des ateliers, des théâtres, des salles de concert, des studios de danse, des espaces d'exposition pour la peinture, la gravure, la photographie, les arts numériques, etc. Ainsi, une journée de rencontres s'instaure entre les artistes, les étudiants, le public, et les résidents d'Arles. L'objectif est de rendre la culture accessible à tous, en mettant l'accent sur la participation de divers publics, qu'ils soient amateurs d'art ou éloignés de l'offre culturelle, jeunes ou plus âgés.
B. Répartition de l’espace de la ville
1. La gentrification phénomène d’exclusion
L’ouvrage Habiter une ville touristique, une vue sur mer pour les précaires publié en 2023, traite des problématiques d’exclusion des habitants pour laisser place au tourisme. En prenant l’exemple de la ville portuaire et touristique de Douarnenez, le collectif Droit à la ville Douarnenez4 se penche sur la question de la ville que nous souhaitons voir émerger. La ville bretonne a connu une croissance immobilière ces dernières années, avec des prix en hausse et une augmentation des résidences secondaires, ce qui complique l'accès au logement pour les habitants. Cette transformation urbaine soulève des questions sur les personnes qui en profitent réellement. Il met en lumière comment cette tendance exclut une partie vulnérable de la population locale. Le collectif a mené une enquête approfondie, comprenant des analyses, des entretiens et des éléments historiques, pour critiquer ce phénomène présent dans de nombreuses villes européennes et mondiales. Ce texte, en modifiant notre perspective sur la vie en ville, notamment du point de vue de ceux qui subissent ces changements, offre un outil précieux pour réfléchir au droit à la ville, au droit au logement, et au tourisme en général
A la suite de la publication du livre, des conférences, débats et rassemblements ont eu lieu. Premièrement dans la ville faisant l’objet de l’étude, des manifestations d’habitants initiées par le collectif se sont produit pour faire entendre leur mécontentement, avec les slogans suivants : « Ni volets fermés ni ghetto doré », ou encore « Il n’y a rien à louer ou c’est trop cher ».
Des villes connaissent le même sort que Douarnenez, et le collectif a alors voulu ouvrir le débat, partager ses convictions avec les habitants d'autres villes notamment dans le sud de la France. Le 14 octobre 2023, la ville de Sète et plus particulièrement la librairie indépendante L’échappée belle à accueilli le collectif pour “ouvrir un dialogue entre deux villes avec certaines similarités, deux ports de pêche qui ont connu successivement un âge d’or portuaire, une crise économique et qui aujourd’hui, connaissent un nouvel âge du tourisme qui restructure leur urbanisme et leur démographie.”
Le 17 octobre 2023, la ville d’Arles, qui est mon sujet d’étude, a également accueilli dans le cadre du Politic social club, le collectif au sein de l’Angerie (un lieu indépendant dans le centre-ville). Dans un post instagram de la gazette l'Arlésienne, le magazine rappelle que “c'est un sujet de débat qui anime l'espace public depuis des années. La recette est connue à Arles comme ailleurs : développement des meublés touristiques, notamment via la plateforme Airbnb, achat de maisons secondaires par la bourgeoisie parisienne ou internationale. Et le résultat reste invariable : dans les villes à l'attractivité touristique, il est devenu quasiment impossible aux populations locales de s'y loger, notamment dans les centres-villes.”
Les problèmes de logement ne sont pas la seule inégalités qui frappent la ville.
“Un copain qui fréquente Arles depuis trente ans insiste sur l’impossibilité de trouver une place de stationnement gratuite, même le long du Rhône ou de la nationale 113 comme cela se faisait il y a encore peu. (...) les tarifs sont prohibitifs. je songe que pour l’individu de passage, le tarif, même exhorbitant, ne sera jamais littéralement prohibitif.(...) Mais alors prohibitif pour qui? Posant la question, je m’approche déjà du point Godwin de toute réflexion sur l’évolution des villes. Du point G comme Gentrification, ou comme Grand remplacement social.”6
Plus inquiétant encore,“ Emilie qui a grandi à Arles et y est revenue après dix ans en librairie à Paris, parle de dépossession. La mairie vend ce qui lui reste sans concertation”.7
En effet, l'Arlésienne, la gazette locale, nous apprend que la croix rouge va être délocalisée hors du centre ville d’Arles alors que chaque semaine, trois cents personnes bénéficient des services offerts par la Croix-Rouge dans cet établissement. Les responsables de l'organisation sont anxieux face à cette situation et restent dans l'incertitude quant à la date de leur départ. “En terme d’allocation d’espaces, les priorités de la municipalité sont ailleurs. Au lieu des 300 m² de la Croix rouge, le projet voté pour Mistral prévoit d’installer une brasserie/restaurant de 210 m² avec terrasse”8, écrit le journaliste Eric Besatti dans son article pour l'Arlésienne paru en octobre 2023.
Il est également possible de se demander si les résidents de la périphérie trouvent une motivation à se rendre dans le centre. Pour certains d'entre eux, il n'est pas toujours nécessaire de réinvestir la ville, car le centre ne correspond pas à leur quartier habituel.
“ A lui qui habite le quartier du Barriol ou il fait de l’insertion dans la régie qu’il préside, le mot de dépossession n’évoque rien. Le centre d’Arles, il n’y va jamais. Jean Pierre ne se sent dépossédé de rien - “ on me prend pas le centre ville, j’y habite pas” .9
Effectivement, en examinant ce passage extrait de l'ouvrage du collectif Othon, on constate que cette idée de dépossession ne constitue pas véritablement un problème majeur dans leur vie quotidienne.
2. Quartiers ghettoïsés
Arles revendique le titre de la plus vaste commune de France, couvrant une étendue d'environ 759 km², soit sept fois la taille de Paris (105 km²). Sa population se distribue entre le centre-ville et onze villages, le plus éloigné étant situé à près de 40 km du cœur de la ville. Arles connaît des inégalités socio-économiques. Certains quartiers ou communautés peuvent être plus touchés par la pauvreté, le chômage et l’insécurité.
“(...) je veux visiter le Barriol. Barriol ne se visite pas monsieur, mais si vous y tenez le quartier commence après le virage sur la gauche. Un conseil, promenez vous les poches bien fermées”10
Le collectif Othon dans son ouvrage À Arles, aborde les problématiques d’insécurité dans certains quartier de la ville. Certains quartiers peuvent se sentir délaissés en termes de développement, d'investissement et de soutien social. Cela peut créer un sentiment d'abandon des populations par les autorités locales et un manque de prise en compte des besoins de la population. Dans le magazine l'Arlésienne11, le 20 octobre 2023, un appel à l’aide pour demander des moyens pour le centre social du Barriol a été lancé. En effet, une habitante (Zora), du quartier déclare que « la mairie qui n’écoute pas et laisse la situation se dégrader et le quartier à l’abandon ». Fatima, une autre habitante, dira : « On veut un vrai projet social pour le quartier, des moyens pour le centre social, des éducateurs, un vrai dialogue. On en a marre du vent, on veut des dates, des réponses, des budgets, des projets ».
Quartiers de la ville d’Arles ©Mathilde Leveillé
A. La diversité culturelle d'Arles : histoire de l'immigration et défis d'intégration
1. Histoire de l’immigration
“ Point R comme Roquette, du nom de ce quartier Gitans et Arabes jusqu’ici imprenable mais que les capitaux sont entrain de plier. (...) “Depuis dix ans, les gens du quartiers, on les a poussés vers le fonds”12
La diversité de la population arlésienne peut également entraîner des tensions interculturelles ou intergénérationnelles. La cohésion sociale peut être mise à l'épreuve, en particulier lorsque les résidents ont des origines culturelles différentes.
Schéma montrant les différentes vagues d’immigration dans la ville d’Arles ©Mathilde Leveillé
Arles a été le théâtre de diverses vagues d'immigration au cours de son histoire. Tout a commencé au XIXe siècle et au début du XXe siècle avec l'arrivée des Italiens, attirés par les opportunités d’emploi dans l'agriculture et la construction. Les années 1930 ont été marquées par l'immigration d'espagnols fuyant la guerre civile, enrichissant la ville de leur culture et de leurs traditions. Dans les années 1960, après la guerre d'Algérie, Arles a accueilli des « pieds-noirs », ce qui a également influencé la diversité culturelle de la région. Entre les années 1960 et 1980, l'immigration a été principalement en provenance du Maghreb, avec l'arrivée de travailleurs marocains et tunisiens pour répondre aux besoins de l'industrie et de l'agriculture. L'immigration a incontestablement apporté une riche mosaïque culturelle à Arles, renforçant sa diversité et favorisant l'ouverture à d'autres cultures. Cependant, elle a également posé des défis en matière d'intégration et d'adaptation, tout en contribuant au développement du tissu social et économique de la région.
2. Solutions d’intégration
À l'initiative des résidents, des représentants élus de la ville d'Arles et des organismes de logements sociaux, a été fondée la Régie de quartier il y a plus de vingt ans. Ce programme combine deux approches distinctes : une orientée vers l'entreprise et l'autre axée sur le développement social et communautaire. La Régie Arlésienne œuvre à la régénération, la réorganisation et la revitalisation de la région en favorisant des activités économiques locales, tout en mettant l'accent sur la mobilisation et l'implication des habitants des quartiers à vocation sociale où elle intervient. Elle se charge de tâches techniques et propose des services liés à des domaines tels que l'environnement, la gestion urbaine de proximité, le nettoyage, l'entretien et la rénovation des quartiers.
“Elle répond à des appels d’offres pour obtenir des marchés publics. Pendant les quatres mandats communistes, les marchés attribués à la régie l’ont été systématiquement, ce qui a permis à Regards de développer ses activités. Elle peut aujourd’hui former un ouvrier paysagiste auquel échouera un poste dans un tel jardin public dont la régie à la charge ; ou placer un jeune malien comme agent de nettoyage dans un des monuments qui sous-traite l'entretien à la régie”
Mais comme le soulève l’auteur du texte faisant partie du collectif Othon : “Je ravale ma perplexité quant à la réalité du mix entre le malien qui lave les vitres d’un musée et l’Anglais qui le visite”
Avec cette remarque de l’auteur, on peut se demander s' il n'est pas nécessaire de trouver d'autres alternatives d’intégration.
II. Cadre théorique
A. Théorie de Michel de Certeau dans 'L'invention du quotidien'
La théorie de Michel de Certeau dans son ouvrage L'invention du quotidien13 se penche sur la manière dont les individus interagissent avec leur environnement quotidien, en mettant l'accent sur les pratiques ordinaires, les habitudes, et les tactiques de la vie quotidienne. La principale idée de cette théorie est que les individus ne sont pas de simples consommateurs passifs de la culture et de la société, mais qu'ils sont des actifs qui créent leur propre signification et leur propre réalité à travers leurs actions quotidiennes.
1. La distinction entre stratégie et tactique
De Certeau distingue les stratégies élaborées par les institutions et les structures de pouvoir, et les tactiques utilisées par les individus pour s’approprier cet environnement stratégique. Les institutions déploient des stratégies pour contrôler et imposer des normes, tandis que les individus utilisent des tactiques pour contourner, adapter et s’approprier ces stratégies à leurs propres besoins et désirs.
Schéma faisant la distinction entre une stratégie et une tactique ©Mathilde Leveillé
2. Le rôle de l'individu dans la tactique
Le rôle de l'individu dans la tactique, tel que Michel de Certeau le décrit dans L'invention du quotidien, est essentiel pour comprendre comment les personnes interagissent avec leur environnement quotidien.
Les individus utilisent des tactiques pour s'approprier leur environnement et leurs pratiques quotidiennes. Cela peut inclure des actions comme la manière dont ils se déplacent dans la ville, la façon dont ils utilisent des espaces, ou la façon dont ils négocient les normes sociales. Par exemple, en choisissant un itinéraire différent pour se rendre au travail, en personnalisant leur espace de travail, ou en adaptant les normes sociales à leurs besoins, les individus exercent leur créativité.
Schéma montrant les individus utilisant des tactiques pour s'approprier leur environnement
©Mathilde Leveillé
Les tactiques sont également un moyen pour les individus de rechercher du sens et de construire leur identité. En adaptant les éléments de leur environnement quotidien à leurs propres valeurs, croyances et désirs, les individus créent une réalité qui leur est propre. Cela peut contribuer à leur sentiment d'autonomie et de contrôle sur leur vie. De Certeau utilise le terme "hétérologie" pour décrire le fait que les tactiques individuelles sont souvent hétérogènes, c'est-à-dire variées et diverses. Chaque individu peut développer ses propres tactiques uniques en fonction de sa situation, de sa culture et de ses besoins.
B. Concept d'appropriation de l'espace-temps
1. L'appropriation par les habitants
L'un des exemples les plus célèbres de De Certeau est celui de la marche dans la ville. Il soutient que la marche est une tactique par laquelle les individus s'approprient la ville et créent leur propre expérience de l'espace urbain. En marchant, les gens établissent des itinéraires, découvrent des espaces cachés et interprètent la ville selon leur propre subjectivité, et auxquels les urbanistes n’avaient pas pensé.
2. L'empiètement de la stratégie touristique
L’idée d'appropriation par les habitants peut être interrogée au regard du défi que constitue la stratégie touristique mise en place par les différents acteurs du tourisme dans des lieux de villégiature. Cette notion fait référence aux plans et aux initiatives élaborés par l'industrie du tourisme, les autorités locales et les institutions pour promouvoir et gérer le tourisme dans une région donnée. Ces stratégies visent souvent à créer une expérience touristique spécifique, à développer l'infrastructure touristique et à maximiser les revenus liés au secteur. Ces stratégies touristiques qui bénéficient aux touristes nuisent souvent au quotidien des habitants. C'est alors en ce sens que l’on va pouvoir se questionner sur une réappropriation des espaces « touristifiés » par et pour les habitants. C’est en tant que designer événementiel que je vais initier la mise en place d’une logique tacticienne dans la ville pour que les habitants puissent se l'approprier.
Dans certaines destinations touristiques, l'industrie du tourisme peut avoir des effets négatifs, tels que la surpopulation, la hausse des prix, ou la perte d'identité culturelle, comme nous l’avons vu dans le précédent article . Les habitants peuvent utiliser des tactiques pour résister à ces impacts négatifs en adaptant leur mode de vie et en protégeant leur culture locale.
En effet, le tourisme produit un espace-temps assez particulier, rythmé par les saisons. Durant les fortes affluences les habitants sont contraints de trouver des tactiques pour s’adapter au tourisme.
Schéma illustrant l'espace temps rythmé par les saisons ©Mathilde Leveillé
Dans une lecture de l'œuvre de Michel de Certeau, le professeur Serge Proulx, développe et explique l’idée de failles, de brèches et de vides dans laquelle il faut s'imposer pour créer la surprise et l'événement.
Schéma illustrant le retour des habitants durant le hors saisons ©Mathilde Leveillé
III. Les tactiques des habitants pour réinvestir l'espace-temps
A. L'appropriation temporaire de l'espace public
Les habitants utilisent souvent des tactiques créatives pour s'approprier temporairement l'espace public. Les habitants peuvent organiser des cafés éphémères ou des marchés de rue pour aménager temporairement des espaces publics, créant ainsi des lieux de rencontre communautaires et favorisant le commerce local. Des espaces verts temporaires créés par les résidents, tels que des jardins communautaires, des terrains de jeux temporaires ou des installations artistiques, permettent aux gens de se réapproprier les espaces publics pour des activités de loisirs. Les habitants organisent également des festivals, des spectacles de rue et d'autres événements culturels pour attirer les gens vers des places publiques, des parcs et d'autres espaces ouverts, créant une atmosphère festive et renforçant le sentiment de communauté. Ces tactiques permettent aux habitants de s'approprier temporairement l'espace public, de renforcer le lien communautaire et de contribuer à la revitalisation de leur ville.
Schéma illustrant les tactique de réappropriation de la ville par ses habitants ©Mathilde Leveillé
“Une ville d’art et d’histoire est une ville que ses habitants n'habitent pas. La ville d’art et d’histoire est circonscrite par les remparts et le Rhône et ces gens vivent hors les murs. Ils ne vivent pas en Arles, ils vivent à Arles. On les trouve en sortant de la vieille ville. Allant vers la gare, on les trouve assis sur les chaises en plastique d’un kebab. On les aperçoit aux fenêtres d’un rang d’immeubles fatigués, (...)”14
1. Urbanisme tactique
Dans un mémoire universitaire intitulé L'urbanisme tactique au Québec : de l'éphémère au long terme15, publié en mars 2016, l'étudiante Agnès Barth a exploré le mouvement de l'activisme urbain.
Elle donne un exemple significatif en présentant un projet datant de 2005, un jalon ou l'urbanisme tactique prend tout son sens, il s’agit de Park(ing) Day, initié par le collectif REBAR à San Francisco. Composé d'artistes, de designers, de paysagistes et d'activistes, ce groupe a transformé un espace de stationnement en un petit parc ouvert à tous. Cette démarche a émergé en réponse à la réalité selon laquelle 70% des espaces disponibles à San Francisco étaient dédiés à la voiture, reléguant des activités essentielles telles que jouer, manger et socialiser au second plan, au profit du stationnement et de la conduite. Pour un jour, REBAR a souhaité redonner cet espace aux piétons.
Bien que cette initiative ne fût à l'origine prévue que pour une journée, la diffusion des photos de l'événement sur les réseaux sociaux a propulsé le Park(ing) Day au rang d'événement international. Aujourd'hui, des actions similaires ont lieu dans de nombreuses villes chaque année, le troisième vendredi de septembre. En 2011, REBAR a comptabilisé plus de 975 installations dans plus de 162 villes.
L’édition 2020 du(ing) Day, pour laquelle le projet de TERR’O avait été retenu, a attiré 200 visiteurs et participants, à Rouen. (© Park(ing) Day 2020 au Forum/TERR’O)
L'objectif de ce mouvement est de susciter une réflexion globale sur la qualité de vie en ville en remettant en question la place accordée à la nature, à l'art et aux piétons. Les places de parking deviennent ainsi des espaces d'opportunités au sein de l'environnement urbain, où la créativité, la dimension sociale et l'expression artistique se déploient. Ce concept est désormais officiellement labellisé, et les participants doivent se conformer à un cahier des charges.
Cet exemple démontre que l'ampleur engendrée par cette initiative tactique a nécessité une planification stratégique, incarnée ici par le cahier des charges, afin de gérer ce phénomène de manière structurée.
Dans leur manifeste rédigé en 2009, REBAR explique leur démarche, qui repose sur quatre formes d'urbanisme, dont l'urbanisme tactique. Selon le collectif, l'urbanisme tactique consiste en "un ensemble de révisions modestes et temporaires de l'espace urbain, amorçant un changement structurel de l'environnement ». En s'inspirant de la notion de tactique de Michel de Certeau, déployer une tactique revient à exploiter les failles de la stratégie en place et à perturber l'ordre établi. Cette approche vise à bousculer temporairement les normes et à instaurer de nouvelles valeurs. Pour REBAR, il s'agit d'utiliser des signes et des symboles officiels, en l'occurrence l'image du parc, pour les détourner, suscitant ainsi une réflexion sur les stratégies d'aménagement de la ville.
Ce type de concept pourrait s'intégrer dans la ville d'Arles. En effet, comme nous avons pu le constater, Arles présente des lacunes à la fois temporelles, communautaires et spatiales. En tant que designer événementiel, il serait donc pertinent d'exploiter ces failles pour élaborer un projet en phase avec les préoccupations actuelles de la ville.
2. Rendre acteur les habitants
On retrouve dans le rapport final du programme de recherche interdisciplinaire en art, architecture et paysage, intitulé Interstices urbains temporaires, espaces interculturels en chantier, lieux de proximité, une enquête sur les phénomènes et les pratiques associés aux espaces interstitiels urbains temporaires. Il considère que ces espaces interstitiels sont aujourd'hui un élément essentiel pour la compréhension de la ville contemporaine, offrant de nouvelles perspectives pour la réflexion et l'action urbaine.
Mais ils ont aussi favorisé une "implication habitante". Cette dernière s'est manifestée par des actions simples, comme l'usage du tutoiement, l'équilibre des temps de parole lors des réunions collectives, voire la préparation de repas conjoints lors de soirées rassemblant chercheurs, habitants et artistes. La présence quotidienne des experts provenant de domaines variés tels que la sociologie, l'économie, la théorie de l'art, l'architecture, etc., a apporté une crédibilité qui se base sur des interactions humaines, rendant ainsi les domaines disciplinaires habituellement cloisonnés plus accessibles et moins hermétiques.
L'atelier d'architecture autogérée (aaa) est une plateforme collaborative qui se consacre à l'exploration, à l'action et à la recherche concernant les évolutions urbaines, ainsi que les nouvelles pratiques culturelles, sociales et politiques dans les villes contemporaines. aaa utilise des "tactiques urbaines" pour encourager la participation des habitants dans la gestion des espaces urbains abandonnés, pour remettre en question les contradictions et contourner les stéréotypes grâce à des projets flexibles et réversibles, et pour initier des pratiques interstitielles qui explorent les potentialités des villes modernes en termes de populations, de mobilité et de temporalité.
Le quartier La Chapelle, au Nord de Paris, manque d'espaces publics et d'équipements de proximité malgré un potentiel foncier considérable composé de friches et de bâtiments vétustes. Il abrite une population diverse. Notre projet "Réseau d'éco-urbanité" vise à faire des espaces urbains délaissés des lieux autogérés par les habitants. ECObox, point central du réseau, a débuté en 2002. Il sert de jardin communautaire, de lieu de rencontres sociales et culturelles, et de laboratoire pour imaginer de futurs usages urbains. Il est équipé de jardins démontables et de modules mobiles qui peuvent être déployés dans le quartier, favorisant les rencontres et soutenant les projets des habitants. ECObox organise divers événements culturels et sociaux, créant un lien entre le local et le global. Le jardin ECObox a montré sa mobilité et sa capacité à évoluer lors d'un déménagement vers un nouveau site.
Photomontage du projet ECObox, mené par AAA
B. Analyse des réussites et des limites de ces tactiques
Dans le mémoire universitaire d’Agnès Barth «L'urbanisme tactique au Québec : De l'éphémère au long terme », on retrouve de nombreuses critiques et limites à l’utilisation de tactique dans l’urbanisme.
1. L'implication des collectivités
Face à l'activisme urbain, les collectivités doivent décider s'il convient de laisser les projets se concrétiser ou de les supprimer. En effet, les employés municipaux doivent composer avec des installations non conformes aux normes et créées sans considération pour leur utilisation future par les municipalités. Les municipalités se demandent si elles doivent investir des fonds publics dans des projets temporaires et saisonniers et évaluer les avantages de ces projets. Cette situation soulève des questions sur le rôle des municipalités dans la gestion urbaine. Il est essentiel de trouver un équilibre entre l'initiative citoyenne et la réglementation pour assurer l'équité et la sécurité.
2. Incapacité à inclure les populations exclues
Les actions d'urbanisme tactique sont généralement réalisées par la classe créative dans des quartiers déjà en cours de gentrification. Ces initiatives attirent l'attention des autorités locales sur ces zones en développement, créant un cercle vicieux. Les municipalités valorisent davantage ces quartiers pour attirer la classe créative, tandis que les quartiers en difficulté manquent d'espaces publics et d'initiatives citoyennes. Les banlieues, également négligées, souffrent de la prédominance de la voiture, ce qui entrave la création d'espaces publics et de vie sociale de quartier. L'urbanisme tactique s'intègre ainsi dans le processus de gentrification déjà en cours. Ces actions n'initient pas la gentrification, mais l'accélèrent en ciblant la classe créative.
Conclusion
L'exploration de la problématique "Les habitants d'Arles peuvent-ils, grâce à des tactiques adaptées, se réapproprier l'espace-temps dominé par les stratégies de l'industrie touristique ?" nous a permis de mettre en lumière un ensemble de dynamiques complexes qui façonnent la vie quotidienne des habitants de cette ville confrontée à une industrie touristique en pleine expansion.
En explorant la théorie de Michel de Certeau, nous avons pu distinguer les tactiques qui permettent aux habitants de s'approprier leur environnement en contournant les stratégies institutionnelles. Cependant, nous avons également identifié diverses formes d'exclusion dues au tourisme, engendrant des inégalités et un sentiment d'abandon parmi les habitants. Grâce à d'autres études et programme de recherche nous avons pu constater que les habitants ont développé des tactiques telles que des espaces publics temporaires, des marchés de rue et des festivals pour rétablir le lien communautaire.
En définitive, cet article souligne l'importance de reconnaître le rôle actif des habitants dans la création de leur propre réalité urbaine. La réappropriation de l'espace-temps par les habitants d'Arles nécessite une réflexion concertée, une coopération communautaire et un soutien institutionnel afin de créer une ville où tous les habitants peuvent s'épanouir et s'approprier pleinement leur environnement quotidien.
1. Termes empruntés à Michel de Certeau dans son ouvrage , L'invention du quotidien
2. Collectif Othon, À Arles, edition Divergence 2023
3. Questionnaire envoyé sur le réseau social instagram
4. Collectif Droit à la ville, Correia Mickaël (Préface), Habiter une ville touristique, une vue sur mer pour les précaires, édition du commun, 2023
5. extrait tiré Collectif Othon, À Arles, edition Divergence 2023
6. extrait tiré Collectif Othon, À Arles, edition Divergence 2023
7. L'Arlésienne,”,La croix rouge écartée du centre-ville par la mairie”, 25/10/2023, chose publique
8. Citation tiré de l’ouvrage à Arles du Collectif Othon
9. Citation tiré de l’ouvrage à Arles du Collectif Othon
10. L'Arlésienne, “Barriol : le repli stratégique du sous effectif”, 11/10/2023, chose publique
11. Citation tiré de l’ouvrage à Arles du Collectif Othon
12. Michel de Certeau , L'invention du quotidien,1990
13. Citation tiré de l’ouvrage à Arles du Collectif Othon
14. Barth Agnès L'urbanisme tactique au Québec : De l'éphémère au long terme, 2018